La tentation de Saint Antoine – Chapitre 2
[Roman] Paul se lance dans une quête artistique pour comprendre les visions qui le hantent depuis sa mystérieuse transformation.
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La tentation de Saint Antoine
CHAPITRE 2
Paul se lance dans une quête artistique pour comprendre les visions qui le hantent depuis sa mystérieuse transformation. Son exploration le mène à découvrir une œuvre de Dali qui ravive des souvenirs enfouis. Tandis que son entourage observe avec perplexité ses changements, Paul se confronte à son passé familial et amorce une profonde transformation intérieure. Mais une rencontre troublante avec une femme inconnue vient perturber son équilibre naissant…
Plusieurs semaines s’étaient écoulées, et je me sentais de plus en plus à l’aise avec mes enfants. Ce matin là je m’adressai donc à ma fille Eléonore et lui expliquai ce que je souhaitais.
— Il faut que tu trouves un magasin de beaux-arts. Attends, je vais te dire l’adresse du plus proche. Il te suffira de rentrer la rue et le numéro dans le GPS de la voiture.
Devant mon air perplexe, elle me demanda.
— Tu ne te souviens plus de ça non plus, papa ?
— Oui, non, je ne sais plus. Tu vas me montrer ?
— Bien sûr. Cela va réveiller ta mémoire. N’oublie pas de prendre ta carte de crédit. Tu te rappelles de ton code ?…Non! Je vais demander à maman.
Une heure plus tard je me retrouvais dans un grand espace commercial dédié à l’art sous toutes ses formes. Je me dirigeai vers un grand rayon débordant d’ouvrages. Le choix des livres les plus complets pour un débutant fut long: comment préparer sa toile, sélectionner les huiles, siccatifs et diluants, les pinceaux. Une fois certain d’avoir tout le matériel nécessaire pour ce nouveau projet, je remisai mon caddie dans un coin et allai examiner le rayon où se trouvaient réunis les publications dédiées à des peintres célèbres. Je les feuilletai tous, Delacroix, Rembrandt, Picasso. Tous si différends les uns des autres, mais passionnants. Et puis, en bout de ligne, un ouvrage attira mon regard comme un aimant. Mal remis sur l’étagère il me présentait une partie de sa couverture comme une invitation à le sortir de là. Je le tirai et poussai une exclamation de surprise. Je fus happé par le bleu lumineux du ciel, avec ses nuages pâles et translucides à la fois, et surtout ces êtres longilignes, aériens, perchés sur des pattes fines et graciles. Les larmes me vinrent aux yeux. Le tableau s’intitulait “ La tentation de saint Antoine ” par Dali.
Je passai ma main sur la surface, comme si je pouvais pénétrer dans ce monde qui réveillait en moi des réminiscences dont la source restait opaque, fermée.
Vie rêvée ? Vie passée ? Vie à venir ?
Qui était ce Dali, capable d’éveiller avec tant de précision un élément de ma mémoire ou de mon subconscient ? Parce que cet univers, qui me parlait avec tellement de résonance, je le connaissais. L’idée fugace me vint que c’était cet endroit que j’avais perdu.
A mon retour la maison était vide, je transportai tous mes achats au dernier étage et installai en premier le chevalet sous la lucarne. Je l’ajustai et y posai immédiatement une des toiles que j’avais acheté. Puis, assis sur mon confortable fauteuil, je restai plus d’une heure à regarder le lin blanc, bien arrimé dans son ossature de bois. Vint le moment où la toile s’anima sous mon regard. Je voyais le tableau fini avant de l’avoir commencé. C’était complètement fou.
Marie et les enfants arrivèrent ensemble. Je descendis les accueillir, embrassai chacun comme il se doit et demandai à Marie de me rejoindre dans mon bureau, dès qu’elle se serait mise à l’aise.
Lorsqu’elle entra j’avais déjà préparé tout un discours, mais son air ahuri face à mon installation me fit plutôt rire. Je la menai s’asseoir sur le fauteuil. Ensuite je sortis d’un tiroir du bureau une bonne vingtaine de croquis, réalisés au stylo noir sur des feuilles d’imprimantes. Tout ce que j’avais produit pendant mes journées d’isolement.
Ce n’étaient pas des dessins fait en conscience, non, c’était juste ma main qui avait joué sur le papier.
— Marie, tu m’as dit l’autre jour que tu ne m’avais jamais vu ni dessiner ni peindre. Je t’ai posé cette question car j’avais commencé à réaliser ceci.
Je lui tendis le paquet de feuilles.
Elle me regarda franchement dans les yeux avant de s’en saisir. Elle était même un peu tremblante. Je la scrutai alors qu’elle les regardait une à une. Des maisons perchées sur des ossatures fines, des étages arachnéens, des escaliers semblant n’aboutir nulle part, des dômes dont une moitié paraissait inscrite dans l’air, sans substance mais pourtant visibles, des êtres longilignes et sereins, des animaux étranges et des fleurs de pierre.
— Mais… balbutia-t-elle, ébranlée. Elle s’appuya sur le dossier du fauteuil et ferma les yeux. J’allais parler mais elle me fit un signe. J’attendis, conscient de ce qui pouvait naître en elle. De la méfiance ? Pourquoi pas. Elle découvrait chaque jour un homme différent d’avant. Pouvait-elle avoir peur de m’affronter dans ma nouvelle complexité ? Peur du bouleversement d’une vie jusque là bien organisée ? Je la laissai faire le point patiemment. Je ne me sentais pas mieux qu’elle. Je n’avais aucune explication quant à ce qui m’avait changé. Pouvais-je lui avouer que ces dessins me semblaient faire partie d’une réalité…autre ? Que les regarder me procurait de la sérénité ? Enfin elle parla et je retins mon souffle.
— Paul, je ne sais comment exprimer… je ne sais pas quoi dire. Ces esquisses sont magnifiques, elles dégagent quelque chose d’élevé, de rayonnant et de mystérieux à la fois, il y a beaucoup d’harmonie dans tes arrangements. Je ne comprends pas… Si au moins tu avais encore de la famille nous pourrions savoir si quelque chose t’était arrivé dans ton enfance, un évènement mis sous clef par ta mémoire, ou que tu aurais occulté volontairement. Mais tes parents sont morts alors que nous venions de nous fiancer. Tes cousins sont en Australie et ne t’ont jamais côtoyé.
Elle me regarda avec une attention soutenue, comme si elle pouvait voir au-delà de mon apparence.
— Cette cession au tambour… tu n’es plus vraiment l’homme que nous connaissions les enfants et moi.
Elle dut sentir mon désarroi car elle se leva aussitôt, m’enveloppa de ses bras, comme elle savait si bien le faire, avec douceur et tendresse. Je la serrai à mon tour, fort, car j’avais soudain peur de la perdre et je murmurai alors une phrase bizarre.
— Est-ce que dans ce monde, lorsqu’un être va mal, tous les autres le sentent ?
La phrase était sortie, je ne pouvais la retenir, mais Marie prit un stylo et la nota sur le coin d’un dessin.
— Pour ne pas oublier dit-elle. Un jour nous saurons pourquoi tu as posé cette question. Alors ce projet, explique-moi.
— J’ai des images qui me restent de cette transe avec le tambour. Si je les peins ma mémoire pourrait revenir ?
— C’est possible, oui, mais vu tout ce matériel, ce ne sera pas un hobby, plutôt une quête. Donne-moi la vrai raison.
— Tous les dessins que je t’ai montrés, je crois qu’ils font parti d’une autre vie. J’ai besoin de mettre sur la toile toutes ces visions.Pour comprendre. Je me rends compte que cela peut te paraitre insensé.
— Oh non, j’ai lu des expériences encore plus troublantes que cela. Lorsqu’on s’intéresse au spirituel on découvre que nous ne savons pas grand-chose. Je te fais entièrement confiance, tu as toujours été au bout de tes projets et avec brio en général. Étonne-moi encore !
Je la serrai à l’étouffer.
— Je vais aller chercher deux verres de vin. J’ai quelque chose d’autre à résoudre avec toi.
Lorsque je revins avec le plateau elle regardait mes esquisses de nouveau.
— Je n’en reviens toujours pas, me dit-elle.
Nous trinquâmes, je ramenai près du fauteuil le tabouret de peintre que j’avais acheté.
— Je t’écoute.
— Explique-moi ce qui ne va pas avec les enfants. Tu m’as dit que j’étais trop dur avec eux.
— Donc tu n’as pas de souvenirs de la discussion que nous avons eu tous les quatre il y quelques mois de cela ?
— À quel sujet ?
— Leur avenir, mais surtout leurs propres aspirations.
— Non. Etait-ce si grave ?
— Oui. Nos enfants sont des élèves très sérieux. Ulysse est doué en sciences, tout ce qui concerne l’espace l’interpelle. Tu avais imaginé que nous en ferions un astrophysicien ou un savant de cette catégorie là. Mais voilà, il aime aussi la musique. Il a même développé un instrument, un prototype à clavier pour obtenir des sons… différents des notes ordinaires. Un soir, il a décidé de nous parler de ce qu’il souhaitait faire plus tard et il nous a annoncé vouloir être compositeur. Cela t’as mis en colère, tu as été très agressif. Tu lui a dit qu’il n’y aurait pas de saltimbanque dans la famille. S’il persistait dans cette voie il devrait se débrouiller seul. “Saltimbanque ”, commenta Marie, une personne vivant en dehors de la société, sans vrai métier. Je ne t’avais jamais vu dans un tel état, la surprise de sa démarche t’avait complètement pris au dépourvu. J’ai essayé de te calmer, Ulysse s’est buté mais il est resté courtois, cependant je voyais bien qu’il était très peiné. Et puis Eléonore s’est mise de la partie en avouant qu’elle désirait devenir missionnaire et consacrer sa vie aux pauvres. J’étais très surprise, mais au moins je tentais de comprendre les motifs de nos enfants. Toi, non. Tu as répondu en patriarche, leur enjoignant de terminer leurs études, d’obtenir leurs diplômes, sous peine d’être bannis de la famille. J’ai voulu te trouver des excuses, mais les mots ne sont pas venus. Je leur ai demandé de se retirer dans leurs chambres, que leur approche avait été vraiment trop brutale. Qu’avec le temps cela s’arrangerait certainement. Une fois seuls dans notre chambre, tu m’as persuadé que les années passant en étude leur permettraient d’oublier ces folies. Qu’Eléonore ferait une croix sur sa vie de missionnaire quand elle rencontrerait un jeune homme à son goût. Depuis ce jour, nous n’en avons plus reparlé, mais ils sont devenus distants avec toi et avec moi aussi, dans une moindre mesure.
— Et toi, qu’elle était ta position à ce moment-là ? Que pensais-tu de ces choix de vie.
— Sur le coup, j’étais interloquée car nous n’avions jamais abordé ces sujets. Plus tard j’ai réfléchi. Je nous ai revus à leur âge, formatés par nos parents à prendre la suite de leurs une voie tracée par d’autres. Ou alors nous n’avons pas eu la volonté ou l’idée de nous opposer à ce qui paraissait couler de source. Deux cabinets de renom, fusionnant grâce à notre mariage. Cela semblait alors l’idéal. Mais n’avons-nous pas sacrifié quelque chose au passage, sans vraiment nous en rendre compte ? Sommes-nous véritablement épanouis dans le travail que nous faisons ?
Je baissai la tête et regardai mes mains, si impatientes de créer. Je comprenais mon fils maintenant, mieux qu’il ne pourrait jamais le savoir. Ma nouvelle personnalité avait du mal à admettre l’attitude rigide de l’ancienne. Je n’avais pas envie de redevenir comme avant. Je venais de découvrir la puissance de l’art, la stimulation, l’enchantement, l’excitation de créer. J’avais déçu mon épouse et mes enfants en les rendant malheureux, en voulant leur imposer une existence ne correspondant pas à leur véritable personnalité. Je n’avais pas le droit d’agir ainsi.
Je pris ma tête entre mes mains. Un autre moi existait désormais, le véritable Paul, mais où avait-il été enfoui durant toutes ces années ? Néanmoins je remerciai la providence, où quelque soit le nom que l’on donne à ce qui nous supervise, mais j’avais en Marie une compagne extraordinaire. L’amour voué au premier Paul avait insensiblement glissé vers l’autre, l’inconnu, à l’antipode de l’homme épousé. Marie était une perle rare, et quoi qu’il me soit arrivé, elle était là pour moi, ne jugeait rien.
Elle supervisait ces nouvelles données avec une grande douceur.
Cette nuit-là, je ne dormis pas beaucoup. Je tentai de faire le point exact de ma situation. J’acceptai tacitement celui que j’étais devenu, par quelque mystérieuse alchimie, mais n’abandonnai pas pour autant l’idée de trouver le processus qui en était l’origine. Le lendemain soir j’organisai une réunion de famille dans le salon. J’avais prévenu Marie de mes intentions. Elle prit place près de moi. Mon fils et ma fille semblaient sur la défensive. Je ne savais par où commencer. Enfin je me lançai.
— Mes enfants, nous avons longuement parlé avec maman de la dispute qui nous a opposés il y a peu. La soudaineté avec laquelle vous m’avez annoncé vos décisions quant à votre avenir m’a ébranlé. Mais cela n’excuse pas les réponses que je vous ai donné, ni la brutalité de mes propos. Depuis quelques temps, vous l’avez constaté, j’ai changé. Une partie de ma mémoire me fait défaut, je me sens amoindri et cela m’a porté à réfléchir sur la fugacité des choses de cette vie, de voir où est l’important et de délaisser le futile. Il s’est passé quelque chose dans mon cerveau, je saurais quoi un jour peut-être, ou bien ces qualités était déjà en moi, et ne demandaient qu’à ressurgir. Cependant, je vous promets de continuer dans cette voie de la sagesse et de la compréhension des autres. C’est pourquoi je vous accorde ce soir ce que je vous ai refusé autrefois.
— Oh, papa ! s’exclamèrent les deux jeune gens en même temps.
— Super cool, papa, me dit Ulysse. Et surtout reste comme tu es…
Et de son poing fermé il frappa le mien pour sceller notre accord.
— Moi je ne sais pas faire ce geste de “ djeuns branchés ”, je préfère te faire un gros câlins, mon papa. Merci, tu me rends très heureuse.
Ils m’enlacèrent et m’embrassèrent. Je ressentis une émotion et une joie sans pareilles. C’était si simple le bonheur!
— Mais attention, prévint Marie, dont la voix vibrait de quelques trémolos , Ulysse a un diplôme en fin d’année et toi, l’année prochaine, Eléonore. Obtenez-les, spécialisez-vous dans une matière vous permettant de vivre si vos choix d’aujourd’hui se révélaient décevants. Mais vous avez déjà notre bénédiction pour suivre des cours de musique, pour toi, Ulysse, et pour toi ma fille, de t’adresser à la Congrégation qui te convient, afin de te familiariser avec ce qui t’attend. Quant à papa, il ne va pas revenir tout de suite au bureau, mais je peux m’en sortir sans lui, nous avons suffisamment d’assistants. Il a un autre projet, dont il m’a parlé, mais il veut pour l’instant le garder secret.
Après cette discussion, une légèreté nouvelle s’installa dans la maison. L’esprit serein, je pouvais me consacrer à mon objectif.
Le lendemain matin, je montai plein d’une ardeur nouvelle dans mon atelier.
Un soir, Marie m’avait fait une belle surprise. Elle avait commandé Les 50 secrets magiques de Salvatore Dali. Dès l’instant où elle le mit entre mes mains, cet ouvrage ne me quitta plus. De la chambre à l’atelier, du salon à la cuisine, je dévorai les pages, découvrant une manière de peindre à la limite de l’hermétique.
C’est en suivant son enseignement que je commençai à préparer ma première toile.
Je voulais faire de cette inclination une réussite. Il se pouvait aussi que ma guérison pleine et entière passe par ce langage émotionnel.
Je voulais travailler sur des toiles lisses comme des miroirs, où le pinceau glisserait tel un esquif sur un lac serein. Je me rendis vite compte que la préparation prenait du temps. Il me fallait poncer entre chaque couche de gesso sèche jusqu’à l’obtention de la finesse désirée. Je décidai de consacrer ces premiers jours à les apprêter toutes. Il y en avait une vingtaine, de forme et de grandeurs différentes. Le ponçage était salissant, éparpillant une poussière fine pouvant se coller malencontreusement sur une oeuvre en cours.
Ayant fait tout ces constats, je décidai de faire cette première étape au garage. Je laissai la porte grande ouverte afin de passer un coup de jet d’eau éliminant toutes les poussières. Ceci terminé, j’installai chaque toile le long des trois murs. Un large pinceau en main, le pot de gesso ouvert, j’entamai ma seconde vie.
La journée passa sans que je m’en rendis compte.
Lorsque j’entendis la voiture de Marie, je ressenti une espèce de flottement. J’avais passé des heures dans un état second, très loin du lieu où j’étais physiquement. .Je dus m’assoir sur le sol et mettre ma tête entre mes jambes afin de revenir à l’instant présent.
Marie me héla de la cuisine. Je ne pus lui répondre. J’éprouvai un besoin impérieux de marcher. Je sortis, un peu honteux, et refermai sans un bruit la grille du jardin. Une fois sur le trottoir je m’éloignai à longues enjambées. J’allai droit devant moi.
Au bout d’une heure, je repartis en sens inverse, prêt à la retrouver. Je fermai les portes du garage et remontai une des toiles prêtes à peindre.
Je scrutai sa surface sous la lumière déclinante du crépuscule, elle était aussi polie qu’un miroir. J’étais très satisfait.
La première oeuvre
Je ne pus me mettre à travailler d’emblée. J’étais un peu trop excité et j’avais besoin d’un temps d’adaptation. Aussi je restai face au chevalet, bras croisés sur la poitrine, et je demeurai dans cette posture une bonne demi-heure. J’avais retrouvé cet état où le temps s’abolit, propice à la création. Je dévissai le bouchon de mon premier tube vierge et préparai ma palette en appliquant tout ce que j’avais appris. Un bleu léger, des rouges, des ocres, du cramoisi d’alizarine et des jaunes, plusieurs verts.
Je déclinai toutes ces teintes du plus clair au plus foncé, créai des mélanges. Je rajoutai le médium, un soupçon de térébenthine. Elles étaient onctueuses à souhait.Tous mes pinceaux étaient étalés sur une table basse. Je sélectionnais sans hésitation les tailles et les formes dont j’aurais besoin.
A partir de cet instant je ne me souviens plus de rien, sauf que je prenais un plaisir extrême, que j’éprouvais une exaltation sans borne. Et puis un phénomène curieux intervint soudainement. Une vision supplémentaire née de ma concentration. J’avais mes deux yeux, plus autre chose. A ce moment-là, j’eus vraiment la sensation de me projeter à l’intérieur de mon oeuvre.
Je ne sais pas combien d’heures j’avais travaillé, mais je sentis à un moment donné que je devais m’arrêter. Je ne me reculai pas pour évaluer la concordance entre ce que j’avais vu et ce que j’avais réellement peint. Mais à l’instant où je me détournai pour quitter la pièce, mes yeux captèrent de façon fugace l’aspect général de mon travail. “ Je rentre à la maison, ” pensai-je intuitivement. Ce qui était pour le moins curieux.
Je nettoyai minutieusement mes pinceaux et descendis les palettes au congélateur. Une astuce afin de conserver les mélanges soigneusement élaborés. Je dus réaménager les plats congelés pour faire une place à mes boites et je laissais un petit mot à Marie.
Ensuite, je sortis de la maison. Marcher me permettait de faire le point sur toutes les sensations et les cogitations qui m’assaillaient, telles que d’avoir l'impression d'observer ma vie à travers les yeux d'un étranger. Était-ce bien moi, ce Paul qui se découvrait artiste ? Et si cet élan créatif n'était qu'un subterfuge afin d’échapper à une réalité qui me pesait autrefois ? Chaque coup de pinceau me rapprochait de cette autre version de moi, mais m'éloignait de celui que j'avais toujours cru être. La liberté que je ressentais en peignant n'était-elle qu'une illusion, un mirage pour justifier mes erreurs passées ? Peut-être avais-je été trop sévère avec Ulysse et Eléonore parce que je me sentais prisonnier de mes propres choix. Cette toile blanche à laquelle je m’accrochait me donnait-elle l'illusion que je pouvais tout recommencer ?
Dans ce contexte il m’était souvent extrêmement difficile de garder ma sérénité, parce que j’étais en conflit avec moi-même.
J’avais trouvé un plan de la ville dans le bureau, et j’avais vu qu’un fleuve la traversait. Le souvenir m’en revenait, effectivement, mais si je l’avais souvent franchi, je n’avais jamais eu le désir de m’y arrêter.
Un courant d’air me fit prendre conscience que je traînais dans mon sillage l’odeur de térébenthine et de peinture à l’huile, et je trouvai ça très agréable.
J’allongeai le pas et au bout de minutes j’arrivai à un angle ou quatre rues se croisaient. Je consultai le plan, quant un bruit soudain me fit lever la tête. Des exclamations et des cris. Je vis deux policiers intercepter une jeune femme de manière un peu brutale.
L’un d’eux, un quadragénaire aux cheveux roux, tenta de l’apaiser, avant de saisir son bras d’une main ferme. Derrière eux, un homme se tenait sur le pas de son magasin, et vociférait:
— C’est bien elle ma voleuse, vérifiez dans son sac. Cela fait plusieurs jours qu’elle rôde dans les parages, qu’elle rentre et sort du magasin…
La femme avait un air perdu et semblait craintive. Elle était jeune et ses cheveux blonds en queue de cheval ajoutait à son air juvénile. Elle se débattait, sans émettre le moindre son, comme une enfant obstinée. Je ne sais pas si c’était dû à la colère ou à son impuissance, mais la scène se figea d’un coup, alors qu’une sorte de halo rouge l’entourait, comme si elle se trouvait dans un oeuf. Les policiers reculèrent comme s’ils avaient été frappés par la foudre. Elle passa une main sur son front et celui-ci se couvrit de tentacules blanches, fines comme des cheveux. Elles se tortillaient dans tous les sens, exactement comme si elles étaient à la recherche d’un ancrage. Elle grandissaient, puis rapetissaient, allant de gauche à droite, affolées, comme si elles cherchaient quelque chose et ne le trouvait pas.
Étais-je le jouet d’une hallucination due à une certaine fatigue oculaire ? Parce que la petite foule qui assistait à l’altercation ne semblaient pas consciente de ce qui se déroulait sous leurs yeux. Étais-je le seul à m’en apercevoir ?
À un moment donné, j’eus l’impression que certaines tentacules s’allongeaient pour se diriger résolument vers moi. L’emplacement de mon troisième oeil me piqua et un soudain et violent mal de tête me prit dans ses rets, au point que je fus obligé de fermer les yeux pour me soulager.
Qu’était-ce encore que ce phénomène !
Je frottai mes paupières à m’en faire mal, pinçai l’arrête de mon nez, attendis que les battements de mon coeur reprennent un rythme moins effréné, avant d’ouvrir les yeux pour assister à la suite de l’altercation.
Mais il n’y avait plus de halo, et le front de la jeune femme était lisse.
Est-ce que j’avais rêvé tout ça ?
Les policiers, quant à eux, étaient revenus de leur stupeur. L’un d’eux immobilisa les deux bras de la jeune femme, tandis que l’autre se saisissait sans douceur du sac qu’elle portait sur le dos. Il parvint à défaire les attaches des lanières qui s’entrecroisaient sur sa poitrine. Une sorte de plateau pliable, accroché par-dessus, tomba sur le trottoir.
— Ne touchez pas à mon tambour, je vais payer, je vais payer, s’écria-t-elle soudain. Ne touchez pas à mon tambour.
Mais il était trop tard. La sacoche tomba à son tour et il y eut un bruit de casse, auquel elle réagit en se mettant à pleurer et à geindre comme une désespérée. J’étais outré et je m’élançai vers le groupe. Mon mouvement attira son regard et elle me fixa droit dans les yeux. Quelque chose passa entre nous, que je fus bien incapable de comprendre, mais nous demeurâmes liés pendant quelques secondes, puis elle demanda:
— Liorik… c’est toi, Liorik ?
Je n’eus pas le temps de traverser entièrement le carrefour pour me rapprocher d’elle, car les policiers lui signifiaient d’un ton sec qu’elle devait aller au poste de police avec eux et commençaient à la pousser. Je ne savais pas quoi faire.
Elle les suivit docilement, avec sur le visage l’empreinte de la résignation. Je me rendis compte à ce moment-là qu’elle boitait et qu’elle avait l’air de souffrir. Je me détournai de ce pénible spectacle et ce fut à grands pas énervés que je couvris la distance jusqu‘au fleuve. Au fond de moi, une angoisse inexpliquée me nouait les tripes.
Le cours d’eau était large et plusieurs ponts l’enjambaient. Mais j’avais envie de me retrouver au bord de l’eau, de sentir son odeur, et d’apprécier sa lenteur liquide. Je dévalai un escalier et aboutis sur un quai, fréquenté par des sportifs, et des couples se promenant main dans la main. C’était calme et c’était ce dont j’avais vraiment besoin. Une couche de stress disparut, ce qui m’allégea quelque peu.
Dans le prochain chapitre, alors que Paul explore le fleuve de la ville, une rencontre inattendue avec un vagabond érudit éveille en lui une réflexion intense sur l’importance de l’instant présent. Plus tard, un dialogue avec Marie sur l’ouverture du troisième œil l’amène à revisiter une soirée mystérieuse qui pourrait bien contenir la clé de sa transformation. Quels secrets ce nouvel univers cherche-t-il à lui révéler ?
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